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L’Orient-Le Jour, le 01/12/2022
OLJ / Propos recueillis par Jean-Claude Perrier
De passage à Paris dans le cadre d’une tournée de promotion de son nouveau livre, Souvenirs des montagnes au loin, Carnets dessinés, une invention éditoriale de son éditeur français, Gallimard, en attendant de regagner New York et l’Université de Columbia où il enseigne la littérature comparée à l’École des Beaux-Arts, sans jamais oublier son port d’attache, Istanbul, Orhan Pamuk a bien voulu rencontrer L’Orient littéraire. Une occasion de mieux connaître l’univers, fantasque, du prix Nobel de Littérature 2006.
D.R.
Orhan Pamuk, vous racontez qu’à l’origine, vous vouliez être peintre.
En effet. Je suis né dans une famille d’ingénieurs civils où l’on m’encourageait à suivre la même voie. Moi, je voulais être peintre, je n’ai pas arrêté de peindre, de 1959 à 1974, soit de 7 à 22 ans. J’ai fait la même école que mon père, mais pour être architecte. Et puis, à 23 ans, quelque chose s’est déclenché. J’ai arrêté de peindre pour devenir écrivain. J’ai tué le peintre en moi, consciemment.
Alors, comment et pourquoi, en 2008, avoir ressuscité le peintre que vous étiez ?
Ça s’est fait comme ça, sans préméditation, à Cambridge. Je passe devant un magasin d’articles pour artistes. J’entre, et j’achète tout un matériel : deux énormes sacs de crayons, gouaches (j’ai découvert l’acrylique plus tard), pinceaux chinois… Jusque-là , je tenais des carnets de notes où j’écrivais chaque jour. À partir de 2008, je les illustre, réconciliant ainsi les deux disciplines, les deux talents. Le premier Orhan Pamuk peintre n’était pas meilleur que celui de maintenant !
Vos carnets sont extrêmement denses, l’écriture et le dessin s’y imbriquent à chaque page…
À l’origine, je me pliais à une règle : un carnet de 400 pages par an. Maintenant j’en suis plutôt à deux ! Plus j’écris, plus l’écriture devient petite… Toute ma vie, j’ai défendu l’idée que l’écriture et la peinture n’étaient pas si éloignées, surtout en Orient et en Asie. Toute la calligraphie arabe le prouve. La distinction écrivain/peintre est une idée moderne et fausse.
Pourquoi avez-vous décidé de publier vos carnets ?
C’est une idée d’Antoine Gallimard, mon éditeur français, à qui je les montrais un jour. Nous avons fait un choix parmi mes 30 carnets de 400 doubles pages, pour aboutir à ce livre, Souvenirs des montagnes au loin, qui présente, en fac-similé et sans suivre l’ordre chronologique, 200 doubles pages de mes Carnets dessinés. Le texte est traduit du turc. C’est une création française, une exclusivité mondiale. Même mon éditeur turc, Yapi Kredi, va devoir l’acheter !
Tenir vos carnets chaque jour, écrire et dessiner, n’est-ce pas une activité chronophage, au détriment de votre écriture romanesque, par exemple ?
Non, pas du tout. Cette activité me rend heureux, me donne de l’énergie. Aucun risque pour le reste de mon œuvre. Chaque jour, j’écris mes carnets, je tiens mon journal, je prends 40 photos. Je suis graphomane et photomaniaque !
Du coup, considérez-vous vos carnets comme une partie de votre œuvre ?
C’est André Gide, que j’admire énormément, et Gaston Gallimard qui ont inventé l’idée de publier, de son vivant, le journal intime d’un écrivain, avec le Journal de Gide, en 1939, dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est un changement majeur dans l’histoire de la littérature. Après lui, le journal intime acquiert sa légitimité artistique. Bien des écrivains se sont engouffrés dans la brèche : Max Frisch, Peter Handke…
J’aime vraiment Gide, même s’il n’a pas adoré la Turquie ! Avec Les Caves du Vatican et Les Faux-monnayeurs, il a inventé le post-modernisme.
Quoique ne parlant pas français, vous êtes très imprégné de culture et de littérature françaises. Est-ce un héritage de votre père qui a traduit Paul Valéry en turc ?
En effet. Mon père était un homme de culture, francophone et francophile. Comme toute la Turquie de l’époque d’Atatürk qui a modernisé le pays en le dotant d’institutions démocratiques « à la française ». Aujourd’hui, dans mon pays, la culture française demeure importante, mais, depuis les années 50, elle est concurrencée par la culture américaine. J’ai du respect pour les deux.
Où vivez-vous essentiellement ?
Je suis basé à Istanbul, j’enseigne à New York, et je voyage beaucoup pour faire la promotion de mes livres. Je n’ai jamais autant travaillé, et j’en suis très heureux. Douze heures par jour.
Comment se porte le Musée de l’Innocence, que vous avez aménagé dans votre maison à Nisantasi ?
Très bien. C’est le seul musée du monde (excepté ceux sur la pornographie et la torture) qui fonctionne avec les seules recettes de sa billetterie. Nous recevons 35 000 visiteurs par an. Et il va faire l’objet d’une série sur Netflix.
On imagine que, étant donné votre personnalité, vos prises de position politiques, vous ne recevez aucune subvention du gouvernement Erdogan. Où en sont vos derniers ennuis judiciaires ?
Il y a seize ans, lorsque j’ai parlé du génocide arménien, la moitié du gouvernement de l’époque voulait me faire condamner, l’autre moitié me protéger. C’est là qu’on m’a donné des gardes du corps. J’en ai encore quand je vais en Italie. C’est un trauma, mais j’ai l’habitude. Récemment, à propos de mon dernier roman Les Nuits de la peste (Gallimard, 2022), j’ai été interrogé par le Bureau du Procureur public en charge de la presse, soupçonné d’insultes à Atatürk et au drapeau turc ! J’ai demandé dans quels passages, dans quelles pages se trouvaient ces soi-disant « insultes ». Ça s’est terminé en queue de poisson. Je ne suis pas inquiet.
Comment avez-vous réagi à l’agression du mois d’août contre Salman Rushdie ?
J’ai écrit et publié un article de soutien et de solidarité avec lui.
Vous qui voyagez partout, connaissez-vous le Liban ?
Je suis venu à Beyrouth une fois, en 2010, quand on m’avait fait Docteur Honoris Causa de l’Université Américaine. Ce furent trois jours un peu chaotiques, car je m’étais fait une entorse, et je marchais avec peine. Il faudrait que je revienne.
Souvenirs des montagnes au loin, Carnets dessinés d’Orhan Pamuk,
traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes,
Gallimard, 2022, 394 p.
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